De Tinieblas de Stefano Gervasoni est une œuvre chorale avec électronique inspirée des Trois Leçons de Ténèbres des trois derniers jours de la Semaine Sainte (Mercredi, Jeudi, Vendredi) selon la tradition musicale classique française dans leur adaptation en espagnol de José Angel Valente, Tres lecciones de tinieblas mêlant les traditions chrétienne et kabbalistique. Composée pendant la pandémie de Covid-19, elle explore l’obscurité en tant qu’espace de transformation, devenant source de compréhension et de croissance
C’est en 2016 que Stefano
Gervasoni (né en 1962) proposa à l’Ircam de composer des Leçons de Ténèbres « modernes » pour chœur et électronique
en temps réel dans la tradition classique française établie au XVIIe
siècle par François Couperin, Marc-Antoine Charpentier, Michel-Richard de Lalande,
qui eux-mêmes s’étaient inspirés de leurs confrères de la fin de la Renaissance,
notamment de John Shepard, Thomas Tallis, Tomas Luis de Victoria, Palestrina,
Orlando di Lasso, Carlo Gesualdo. Mais contrairement à ses référents, Gervasoni,
qui enseigne la composition au Conservatoire National Supérieur de Musique et
de Danse de Paris, a porté son dévolu non pas sur les Lamentations de Jérémie consacrées à la destruction de Jérusalem mais
sur le poème en prose de José Angel Valente (1929-2000) écrit en 1980, tandis
que l’œuvre était composée entre la fin de l’année 2019 et avril 2020, pendant
la période de confinement imposée au monde par la pandémie de Covid-19, qui fit
que la création fût reportée en raison de la seconde vague. Au chœur virtuel
diffusé par l’électronique live, le
compositeur associe un chœur réel « de façon furtive » ou « invasive »,
soit dans le même espace soit dans des espaces virtuels, créant ainsi des
illusions acoustiques. Créée le 11 juin 2022 en l’église San Marco de Milan
dans le cadre du festival Milano Musica, écrite pour un chœur mixte de trente-deux
chanteurs répartis en deux groupes et informatique en temps réel, cette œuvre d’une
cinquantaine de minutes compte quatorze parties qui correspond à une lettre de
l’alphabet hébreu reprises et retravaillées par l’électronique qui, à l’instar
du texte de Valente utilisé dans son intégralité qui se réfère aux Leçons VII,
VIII et IX du Vendredi Saint, jalonnent l’office de la passion se terminant
dans l’obscurité totale tandis que la terre tremble au moment de la mort du
Christ. La masse des voix, énonce le compositeur, est organisée en chœur unique
ou en chœurs sectionnés, par le biais d’une écriture polyphonique dense
comportant des divisions fréquentes, jusqu’à seize parties réelles. La voix est
traitée de façon syllabique ou phonétique et présente de rares techniques d’émission
particulières, notamment la parole douce, aphonique et chuchotée. L’informatique
joue un triple rôle. En temps réel comme en temps différé, à partir de sons
vocaux préenregistrés ou captés en direct, avec effet de densification de la
masse chorale obtenue par augmentation du nombre de parties réelles chantées, de
chœurs « virtuels » qui s’y ajoutent, unis ou brisés, et leur
dislocation spatiale. En temps différé, comme un émetteur mélismatique des
lettres de l’alphabet hébreu préenregistrées par le chœur qui les murmure d’où procèdent
les quatorze sections chantées, tandis qu’une voix off expose les lettres alphabétiques,
perdant en intelligibilité au fur et à mesure que le traitement électronique la
rapproche des profondeurs de son corps sonore. La troisième mission de l’électronique
est de créer un « drone sonore » propageant des sons artificiels
obtenus à partir de la resynthèse du fragment de la partition dans laquelle est
chanté « Ô Jérusalem » que Valente place à la fin des première et
dernière sections de ses lecciones,
fragment qui se répète en s’élargissant progressivement et en se transposant de
plus en plus vers le registre inférieur. La fin de l’œuvre se situe au-delà du
silence à peine effleuré, le nouveau commencement étant dès lors enfin entrevu.
Le présent CD est le fruit de la
captation de la première exécution de De
Tinieblas en France le 18 juin 2022 dans le cadre du festival ManiFeste de
l’Ircam. J’écrivais alors : « Stefano Gervasoni a signé une œuvre puissante pour chœur mixte à
trente-huit voix a cappella et électronique en temps réel De Tinieblas sur un texte
espagnol inspiré des Leçons de Ténèbres.
L’écoute de cette partition majeure a malheureusement été troublée par une
vidéo sans intérêt. » (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2022/07/bilan-du-festival-de-creation-manifeste.html).
Cette fois, défaite de la vidéo qui à mon humble avis dérangeait l’écoute, l’œuvre
atteint une grandeur spirituelle et une puissance expressive saisissantes. « Si
l’obscurité est généralement associée à la négation et à l’absence (de lumière,
de forme, de son, de mot), les ’’leçons
de ténèbres’’ sont donc l’obscurité qui éblouit, le silence qui assourdit, l’écriture
qui sonne et forme, écrivait Stefano Gervasoni le 26 mars 2019. Les ténèbres
comme condition d’une richesse extrême, et non comme un vide étouffant à
éviter. Exubérance de ce qu’on appelle autrement le néant. Vox Clamantis in Deserto
(2). Renversement paradoxal. » Si les effets de spatialisation sont réduits
par la seule stéréophonie qu’est capable de restituer le disque, quelle que
soit la qualité de la réalisation technique et de la prise de son qui réussit
la gageure de restituer toute la puissance de l’œuvre, qu’exaltent tout son
mystère, son souffle spirituel et son caractère envoûtant qui en fait une authentique
réflexion sur le sens ultime de la mort, somptueusement interprétée par les
chanteurs de la SWR Vokalensemble Stuttgart dirigés avec un intensité spirituelle
singulièrement communicative par leur directeur musical, l’excellent chef de chœur
allemand Yuval Weinbreg, en association avec une équipe technique de l’Ircam
composée de Thomas Goepfer pour la conception préliminaire de l’informatique
musicale, Benoît Meudic pour sa réalisation, Sylvain Cadars et Clément Marie pour
la diffusion sonore.
Bruno Serrou
1) CD KAIROS 002203KAI. Enregistrement :
17-18 juin 2022. Durée : 49 mn 29 s. DDD
2) La voix de celui qui crie dans le désert