mardi 26 mars 2024

Exaltant Chant de la Terre de Gustav Mahler au Théâtre des Champs-Elysées par Les Siècles et François-Xavier Roth, dans les conditions de sa création le 20 novembre 1911

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Lundi 25 mars 2024 

Gustav Mahler (1860-1911), Das Lied von der Erde. Andrew Starples (ténor), Marie-Nicole Lemieux (mezzo-soprano), François-Xavier Roth, Les Siècles. Photo : (c) Théâtre des Champs-Elysées

Splendide et bouleversant Das Lied von der Erde (Le Chant de la Terre) de Gustav Mahler (1860-1911) au Théâtre des Champs-Elysées par un orchestre Les Siècles qui, disposé à l’allemande et dirigé avec précision et intensité par son directeur-fondateur François-Xavier Roth, a émerveillé par ses sonorités flexibles, chaudes et profondes sur instruments des années 1905-1915 (bois, cordes onctueux, cuivres feutrés), magnifiant la polyphonie et le jeu délicat des timbres bruissant comme la nature. Un excellent ténor, Andrew Staples, et une Marie-Nicole Lemieux à la voix trop claire mais allant s’épanouissant dans l’Abschied (Adieu) jusqu’à l’expression de bouleversants « Ewig ». Cette interprétation d’une spiritualité exaltante répondait à la tristesse dans laquelle beaucoup ont sombré samedi et dimanche, ce qui explique que je n’ai personnellement pas pu goûter la première partie, la suite Les Indes galantes (1735-1736) de Jean-Philippe Rameau (1683-1764) jouée musiciens debout et sur des instruments du début du XVIIIe siècle réglés sur un diapason de 415 Hz - tandis que les instruments du Chant de la Terre l'étaient sur 442 Hz - qui m’est apparue interminable… 

Jean-Philippe Rameau (1683-1764), Suite Les Indes galantes. François-Xavier Roth, Les Siècles. Photo : (c) Théâtre des Champs-Elysées

Symphonie en six mouvements avec deux voix obligées, ténor et contralto (ou baryton), Das Lied von der Erde a été exclu par le compositeur lui-même de son cursus symphonique, qui fait pourtant régulièrement appel à la voix soliste (Symphonies n° 2, 3, 4 et 8).  Si Mahler en a décidé ainsi, c’est uniquement par superstition, tant il craignait le mur de verre que constituait pour lui le chiffre « neuf », qui, estimait-il, ne porta pas chance à trois de ses compositeurs favoris, Beethoven, Schubert (mais qu’en est-il de la Symphonie n° 7 de ce dernier ?) et Bruckner… Si bien que, le recul du temps aidant, l’on ne peut que s’étonner que la grande majorité des intégrales des symphonies de Mahler, autant au concert qu’au disque, excluent ce fabuleux chef-d’œuvre, qui servira de référent à nombre de partitions, à commencer par la Suite lyrique pour quatuor à cordes d’Alban Berg, la Symphonie lyrique et le Quatuor à cordes n° 4 d’Alexandre Zemlinsky, tandis qu’Arnold Schönberg réalisera en 1920 une brillante réduction de la partie instrumentale pour orchestre de chambre… 

Gustav Mahler (1860-1911), Das Lied von der Erde. Marie-Nicole Lemieux (mezzo-soprano), Andrew Starples (ténor), François-Xavier Roth, Les Siècles. Photo : (c) Bruno Serrou

Composée à Toblach (Tyrol autrichien) durant l’été 1908, créée le 20 novembre 1911, six mois après la mort de son auteur le 18 mai 1911, à la Tonhalle de Munich par la contralto Sara Cahier et le ténor William Miller, deux chanteurs étatsuniens, sous la direction de Bruno Walter, publiée en 1912, cette œuvre a été conçue avant le succès en 1910 de la première exécution, à Munich déjà mais sous la direction de Mahler, de la Symphonie n° 8 « des Mille ». Le cycle du Chant de la Terre suit la période la plus douloureuse de la vie de Mahler, et les poèmes qu’il a sélectionnés abordent les thèmes de la vie, de la séparation et du salut. En 1907, lorsqu’il se met au travail, Mahler avait subi trois frames. Les manœuvres politiciennes et l’antisémitisme de la municipalité viennoise l’avaient contraint à démissionner de son poste de directeur de l’Opéra de la Cour de Vienne, sa fille aînée Maria mourut de la scarlatine et de la diphtérie, et Mahler lui-même s’était vu diagnostiquée une malformation cardiaque congénitale. « D’un seul coup, écrit-il alors au jeune Bruno Walter, qu’il avait engagé comme chef permanent de l’Opéra de Vienne, j’ai perdu tout ce que je pensais être et je dois réapprendre mes premiers pas comme un nouveau-né. » Au début de cette même année 1907, le poète allemand Hans Bethge (1876-1946) publiait une traduction libre de poèmes chinois dans le recueil intitulé La Flûte chinoise (Die chinesische Flöte). Captivé par la vision de la beauté terrestre et sa fugacité exprimée dans les vers, Mahler sélectionne sept poèmes pour les mettre en musique dans ce qui allait devenir Das Lied von der Erde, qu’il achèvera en 1909.

Gustav Mahler (1860-1911), Das Lied von der Erde. Andrew Starples (ténor), Marie-Nicole Lemieux (mezzo-soprano), François-Xavier Roth, Les Siècles. Photo : (c) Théâtre des Champs-Elysées

Ecrit pour un orchestre de quatre vingt quinze musiciens (piccolo, trois flûtes, trois hautbois (le troisième aussi cor anglais), trois clarinettes en si bémol, clarinette en mi bémol, clarinette basse, trois bassons (le troisième aussi contrebasson), quatre cors, trois trompettes, trois trombones, tuba, quatre timbales, caisse grave, cymbales, triangle, tambourin, tam-tam, glockenspiel, célesta, mandoline, deux harpes, cordes (16, 14, 12, 10, 8, les dernières à cinq cordes)), l’œuvre se déploie sur un tour d’horloge et six mouvements, le dernier occupant à lui seul la moitié de la durée. Les tutti de l’orchestre ne sont utilisés que dans les premier, quatrième et sixième mouvements, le célesta ne s’exprime qu’à la toute fin du finale, et seul le lied initial requiert les trois trompettes, deux jouant dans le quatrième et aucune dans le sixième. Nombre de passages sont traités comme de la musique de chambre, les thèmes bondissant de pupitres à pupitres à travers tout l’orchestre. L’œuvre commence de façon explosive, par le lied en la mineur Das Trinklied vom Jammer der Erde (Chanson à boire de l’affliction de la Terre) d’après le pathétique poème de Li Bai « Bei Ge Xing » obligeant le ténor au cri musical exprimé dans le souffle face à un orchestre hurlant auquel il va confronter son registre aigu. Suit Der Einsame im Herbst (Le Solitaire en automne) en ré mineur est traité à la façon d’une musique de chambre sur un poème adapté de Qian Qui permet à la cantatrice de faire son entrée sur une déploration sur la mort des fleurs et l’éphémère de la beauté et exprime le désir du sommeil. Retour du ténor dans le mouvement le plus court de l’œuvre, Von der Jugend (De la jeunesse) en si bémol majeur, auquel Mahler donne le tour le plus asiatique du cycle. C’est la contralto qui chante Von der Schönheit (De la beauté), méditation en sol majeur sur des jeunes filles cueillant des fleurs de lotus au bord d’une rivière, interrompue par un long interlude instrumental durant lequel les demoiselles s’occupent de charmants jeunes hommes. La dernière intervention du ténor se fait sur le scherzo en la majeur Der Trunkene im Frühling (L’Homme ivre au printemps) qui, comme le premier lied, s’ouvre sur un thème confié au cor, tandis qu’au centre s’instaure un sublime duo entre le premier violon et la flûte solo. Survient alors l’immense et douloureux finale en trois sections, Der Abschied (L’Adieu) qui évolue continuellement entre les tonalités d’ut mineur à ut majeur et dans lequel Mahler associe deux poèmes, auxquels il ajoute à la toute fin ses propres mots, tandis qu’il introduit dans l’orchestre la mandoline qui représente le luth de la cantatrice, et confie aux bois le soin d’imiter le chant des oiseaux, qui se clôt sur l’assurance de l’éternité de la vie et de la Terre. Le mouvement est difficile à conduire, car les tempi ne sont pas clairement définis, Mahler se contentant de prévenir « Sans considération de tempo »

Gustav Mahler (1860-1911), Das Lied von der Erde. Andrew Starples (ténor), Marie-Nicole Lemieux (mezzo-soprano), François-Xavier Roth, Les Siècles. Photo : (c) Bruno Serrou

Fidèle à sa conception de l’exécution musicale « historiquement informée », François-Xavier Roth a choisi de donner le Lied dans les conditions de sa création post-mortem avec un orchestre disposé de la même façon, dite « à l’allemande » (violons I, violoncelles, altos, violons II, sept contrebasses à cinq cordes alignées les unes à côté des autres au fond, harpes côté jardin, bois au centre entourés des cuivres, percussion derrière) et avec des instruments selon la facture et le mode de jeu de l’époque de Mahler. Le chef français a gommé tout excès de sentimentalisme, laissant ce dernier s’exprimer librement à travers la seule partition, mettant en évidence l’angoisse plutôt que la nostalgie, à l’instar d’un Pierre Boulez ou d’un Otto Klemperer. Le jeu d’une souplesse et d’une fluidité extrêmes, avec les instruments qui se répondent avec une chaleur et une clarté délectables, est proprement fascinant, et l’on se régale de cette virtuosité éblouissante au service d’une expressivité sans aucune tendance à l’emphase, ce qui donne à cette conception une brûlante humanité. L’on ne peut qu’admirer à titre collectif autant qu’individuel tous les pupitres de Les Siècles, qui mériteraient tous d’être cités, au moins les chefs de pupitres, si les noms avaient figuré dans le programme de salle. Côté vocal, le ténor londonien Andrew Staples a réalisé une performance époustouflante, claire, puissante, engagée, sans jamais forcer sa voix qui passe sans effort au-dessus de l’orchestre ou se fondant en lui, ajoutant en couleurs et en énergie tel un instrument supplémentaire, tandis que la cantatrice canadienne Marie-Nicole Lemieux, plus mezzo-soprano que contralto, la voix ayant moins de graves dans sa tessiture qu’une Christa Ludwig ou qu’une Jessye Norman, les harmoniques étant moins larges et pleines, et semblant sur la réserve dans les deux premiers lieder que Mahler a confiés à cette voix, pour se libérer dans le déchirant lied conclusif dans lequel elle se livre pleinement, dans des derniers vers d’une noble et sereine douleur, « Du liebe Erde allüberall / Blüht auf im Lenz und grünt aufs neu! / Allüberall und ewig blauen licht die Fernen. Ewig… ewig… ewig! » (Toi Terre bien-aimée en tout lieu / Refleurit au printemps et verdoie de nouveau. / Partout et éternellement les horizons bleuissent ! Eternellement… éternellement… éternellement !)…

Gustav Mahler (1860-1911), Das Lied von der Erde. Marie-Nicole Lemieux (mezzo-soprano). Photo : (c) Théâtre des Champs-Elysées

Etait-il possible hier soir de rendre plus bel hommage aux deux immenses musiciens disparus pendant le week-end, le pianiste italien Maurizio Pollini et le compositeur chef d’orchestre pédagogue hongrois Péter Eötvös, deux grands artistes engagés dans leur temps ?...

Bruno Serrou

lundi 25 mars 2024

Les délices mélancoliques de Dvořák par la Česká filharmonie (Philharmonie Tchèque) et son directeur musical Semyon Bychkov, avec en solistes Pablo Ferrández et Bertrand Chamayou à la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie de Paris. Salle Pierre Boulez. Vendredi 22 et samedi 23 mars 2024 

Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque. Photo : (c) Bruno Serrou

Fantastiques soirées Antonín Dvořák deux soirs de suite à la Philharmonie de Paris offerte offertes par la trop rare en France Česká filharmonie (Philharmonie Tchèque) dirigée par son directeur musical russe Semyon Bychkov, l’un des orchestres les plus mythiques et reconnaissables au monde avec ses couleurs à nulles autres pareilles, forgées à l’aune des Václav Talich pendant vingt-deux ans (1919-1941), Rafael Kubelik (1942-1948) Karel Ančerl pendant dix-huit ans (1950-1968), Václav Neumann pendant vingt-et-un ans (1968-1989),  Jiří Bělohlávek pendant neuf ans (1990-1992 et 2012-2017), Zdeněk Mácal (2003-2008), avec de courtes parenthèses de chefs internationaux, l’allemand Gerd Albrecht (1993-196), le russe Vladimir Ashkenazy (1996-2003) et l’israélien Eliahu Inbal (2009-2012). Semyon Bychkov est donc le second chef russe à présider aux destinées de la phalange bohémienne depuis sa création en 1901 par le compositeur chef d’orchestre austro-tchèque Ludvík Čelanský.

Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque. Photo : (c) Bruno Serrou

En liminaire à ce compte-rendu des deux concerts de ce week-end parisien de la célèbre phalange pragoise, je tiens à manifester ma surprise devant le fait que, la Philharmonie tchèque se faisant rare en France, elle n’ait programmé aucune note de Bedřich Smetana, pas même un bis, alors même que 2024 est l’année du bicentenaire de l’auteur de Vlast (Ma Patrie), se focalisant sur le seul cent-vingtième anniversaire de la mort de Dvořák

Pablo Ferrández, Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque. Photo : (c) Bruno Serrou

La venue à Paris de la Philharmonie Tchèque, portant dans ses bagages un programme monographique enchanteur consacré Antonín Dvořák, a malheureusement concordé avec l’un des pire moments de la vie musicale de ce premier quart du XXIe siècle, puisque nous apprenions en moins de vingt-quatre heures les décès successifs de deux immenses artistes, celui du pianiste italien Maurizio Pollini (le 23 mars, voir : http://brunoserrou.blogspot.com/2024/03/mort-de-maurizio-pollini-perte.html) puis celui du compositeur chef d’orchestre hongrois Péter Eötvös (le 24 mars, voir : http://brunoserrou.blogspot.com/2024/03/auteur-de-treize-operas-qui-sont-autant.html), deux extraordinaires personnalités, aussi rayonnantes et humanistes l’une que l’autres… 

Pablo Ferrández, Philharmonie Tchèque. Photo : (c) Bruno Serrou 

Pour cet qui concerne la Philharmonie Tchèque, ce qui « saute » aux oreilles dès le premier accord, est le son de la phalange pragoise, plus rond et plus conforme aux standards internationaux, ce que laissait déjà présager la disposition des cordes sur le plateau, non pas à la germanique mais à l’anglo-saxonne, premiers et seconds violons côte à côte, puis les violoncelles et les altos, les contrebasses (sept et non pas huit) derrière ces derniers, les cors et les cuivres derrière les cordes, séparés par les bois au centre entre eux, la percussion au fond.

Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque. Photo : (c) Bruno Serrou

Le premier concert a réuni deux œuvres forts célèbres, le fameux Concerto n° 2 pour violoncelle et orchestre en si mineur op. 104 B. 191 (1895) et une Huitième Symphonie en sol majeur op. 88 B. 163 (1889) - sans doute la plus épanouie et luxuriante du cursus symphonique du compositeur tchèque - époustouflante d’énergie et de mélodies flamboyantes, saturée d’élan, de poésie, respirant large, chantant la Bohême à pleins poumons, après un Concerto pour violoncelle à la palette plus viennoise que bohême, avec le jeune et brillant violoncelliste espagnol Pablo Ferrández aux sonorités généreuses et fuitées, se jouant avec une aisance stupéfiante des nombreux passages d’une redoutable difficulté. En bis, une Danse slave de braise.

Bertrand Chamayou, Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque. Photo : (c) Bruno Serrou

Le second concert aura été un peu difficile, non pas à cause du programme, généreux et enchanteur, mais en raison des circonstances : un immense artiste venait de mourir, Maurizio Pollini… Impression de désolation d’autant plus prégnante que la soirée s’ouvrait sur un concerto pour piano, le seul que le compositeur tchèque ait dédié au clavier que Dvořák a composé en 1876 en sol mineur op. 33 B. 63, le moins couru de ses trois grandes partitions concertantes. A piano, le brillant Bertrand Chamayou, qui, sauf erreur ou omission, donnait  l’œuvre pour la première fois en public. Ce qui m’a toujours apparu comme le concerto le moins achevé Dvořák, en raison d’un orchestre peu captivant tandis que le piano n’arrête pas de s’exprimer mais davantage dans la ligne de Mendelssohn-Bartholdy que dans celle de Brahms, a été défendu avec conviction par le pianiste français, qui s’est donné avec conviction et souplesse dans l’œuvre pour la sortir d’une loquacité certes volubile au clavier mais sans résonance à l’orchestre tant il reste dans la ligne leipzigoise.

Bertrand Chamayou, Philharmonie Tchèque. Photo : (c) Bruno Serrou

Bouleversé par la mort de Maurizio Pollini divulguée en fin de matinée, Bertrand Chamayou a donné après le concerto de Dvořák, en hommage au géant du piano un extrait du cycle Sur les Sentiers broussailleux de Leoš Janáček le sombre Bonne Nuit !, après avoir annoncé le décès de son illustre confrère, à la stupeur de la partie du public qui ignorait encore la tragique nouvelle.

Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque. Photo : (c) Bruno Serrou

Après l’entracte, la Philharmonie Tchèque et Semyon Bychkov ont réussi à envoûter la salle entière avec une fantastique Symphonie n° 9 en mi mineur op. 95 B. 178 « du Nouveau Monde » comme seuls les Tchèques savent en restituer toutes les saveurs poético-mélancolico-sonores, avec une énergie solaire et dans des tempi singulièrement alertes, donnant un relief particulier à l’Adagio, d’une divine lenteur faisant toucher le paradis. En bis deux Danses tourbillonnantes à souhait (slave de Dvorak, hongroise de Brahms). Un regret dû au public, venu en nombre se délecter de la présence de la Philharmonie Tchèque,  n’a cessé de manifester son contentement en applaudissant à la fin de chaque mouvement, à la stupéfaction des musiciens pragois…

Bruno Serrou 

dimanche 24 mars 2024

Auteur de treize opéras qui sont autant de chefs-d’œuvre, Péter Eötvös, le plus universel des compositeurs hongrois, est mort

Péter Eötvös (1944-2024). Photo : (c) Fondation Péter Eötvös

« J’ai une vie magnifique et très agréable, mais comme un étranger qui regarde ce qui se passe autour de lui. C’est ce que j’ai réalisé avec mon opéra Trois Sœurs. Dans cette œuvre, je ne fais qu’étudier les personnages, leurs actions et leurs inactions, les décisions impossibles qu’ils ont à prendre, et que, finalement, ils ne prennent pas… » (Péter Eötvös, janvier 1998) 

Péter Eötvös (1944-2024). Photo : (c) Fondation Péter Eötvös

Péter Eötvös, Géant de la composition et de la direction d’orchestre que la maladie avait empêché de venir à Paris voilà deux mois pour diriger une série de concerts que l'Ensemble Intercontemporain dont il avait été le directeur musical pendant douze ans, de 1979 à 1991,  et Radio France, dont il était l'un des chefs invités privilégiés de l'Orchestre Philharmonique, lui avaient confiés pour diriger ses propres œuvres dont deux créations, est mort dimanche 24 mars 2024 des suites d’un cancer, le lendemain du décès d’un autre géant de la musique, le pianiste italien Maurizio Pollini. La disparition de Péter Eötvös constitue pour moi une véritable tragédie, un violent électrochoc. Je le croyais éternel, comme seuls peuvent l’être les amis les plus chers. Jamais en effet je me suis senti aussi proche de la musique d’un compositeur de mon temps qui était aussi un homme doux, passionné, généreux, de culture universelle tant il était ouvert au monde doublé d’une âme de pédagogue. Je l’admire depuis l’époque de l’Ensemble Intercontemporain, lorsqu’il en était le directeur musical, nommé par Pierre Boulez, qui l’avait découvert par l’intermédiaire de Karlheinz Stockhausen dont le jeune compositeur hongrois était un proche collaborateur, rédigeant les parties électroniques des œuvres du maître de Cologne. J’avais fait personnellement sa connaissance à l’époque où il était le directeur musical de l’Ensemble Intercontemporain. Je travaillais alors au Théâtre du Châtelet, où j’étais dramaturge et chargé des publications, puis comme collaborateur occasionnel des Editions Salabert, le premier éditeur de partitions de Péter Eötvös. Puis j’ai été invité par Jean-Pierre Brossman à l’Opéra de Lyon pour le premier opéra complet que dirigeait Péter Eötvös, Don Giovanni de Mozart. Nous nous sommes immédiatement entendus, si bien que lorsque Trois Sœurs entra en répétitions, l’Opéra de Lyon me convia à assister aux répétitions pendant deux jours, avant de retourner à Lyon pour la création. Il en sera de même pour Angels in America en novembre 2004 au Théâtre du Châtelet, après Le Balcon au Festival d’Aix-en-Provence l’été 2005…

La cosmogonie de Péter Eötvös sur le flanc de son piano Bösendorfer, à Buda en février 2010. Photo : (c) Bruno Serrou

L’esprit universel de Péter Eötvös l’avait conduit à se passionner pour l’espace au point d’avoir dessiné sur le Bösendorfer trois-quarts de queue qu’il avait offert à sa deuxième femme pianiste professionnelle sa propre cosmogonie. Il avait écrit plusieurs œuvres sur l’espace, comme Kosmos pour un ou deux pianos, avec ses allusions claires au Big-Bang interrompues par deux fois par des citations de la « musique de nuit » de la Suite en Plein Air de Bartók. Ecrite en 1961 en hommage à Gagarine et à la conquête spatiale, cette pièce s’ouvre sur un espace sonore limité au demi-ton, allant s’élargissant par des expansions d’intervalles progressives, telles des métaphores de l’extension cosmique post Big-Bang. Cette préoccupation de la conquête de l’espace, caractéristique de la cosmogonie d’Eötvös, se retrouvera en 2006 avec l’émouvant Concerto pour violon « Seven » composé à la mémoire des sept victimes de l’explosion de la navette spatiale Columbia le 31 janvier 2003...

Péter Eötvös (1944-2024) chef d'orchestre. Photo : (c) Fondation Péter Eötvös

Personnellement, et à son corps défendant, du moins à chaque fois que j’évoquais avec lui ce qui m’apparaissait comme une évidence, estimant qu’il était le seul véritable héritier de Béla Bartók, au même titre que Pierre Boulez l’est de Claude Debussy, et lorsqu’il m’apprit qu’il était en train d’écrire son premier opéra dans sa langue natale, Valuska, je lui manifestais mon enthousiasme tant j’allais enfin pouvoir lui démontrer combien il se situait bel et bien dans cette continuité hongroise, tout en demeurant lui-même. Je n’ai malheureusement pas eu la chance d’assister à cette création, la dernière qu’il a dirigée avant sa mort. C’était en décembre 2023, à l’Opéra de Budapest, qui l’a heureusement capté pour son site Internet. Péter Eötvös avait découvert Le Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók à treize ans « Depuis lors, j'ai toujours dans l’oreille la sonorité mystérieuse du début de l’œuvre, reconnaissait-il. Ce moment m’a été décisif. Il m'est d'ailleurs arrivé une drôle d'aventure avec cet ouvrage. Certes, je pratiquais la musique depuis l’âge de quatre ans quand j'ai rejoint Zoltan Kodaly à l’Académie Franz Liszt de Budapest où il travaillait avec les enfants. Mais là, le choc de l'opéra de Bartók m'a bouleversé, et j'ai voulu aller plus loin dans sa connaissance. J’ai immédiatement acheté la partition chez Universal. Le texte était en anglais et en allemand ; je me suis mis à imaginer sa traduction hongroise et à la transcrire sur le conducteur. Vingt ans plus tard, quand j’ai dirigé l’œuvre pour la première fois en magyar, je me suis rendu compte que tout était faux, et j'ai dû corriger la totalité de ma partition. »

Péter Eötvös (1944-2024) à sa table de travail en février 2010, dans son bureau à Buda. Photo : (c) Bruno Serrou

Péter Eötvös était un compositeur-né. « A quatre ans, se souvenait-il, je rédigeais mes premières pages de musique parce qu’il m’était plus facile d’écrire des notes que les lettres de l’alphabet. Composer m’est donc naturel, et je pense être venu au monde compositeur. Ayant de multiples centres d’intérêt, je me sens doué pour différentes activités dans la vie, et je ne suis pas assez constant pour me focaliser sur une seule. Si bien que lorsque j’ai eu la possibilité de diriger, je suis devenu de plus en plus chef d’orchestre. » Péter Eötvös aura été l’un des plus grands musiciens de notre temps. Homme de théâtre et de cinéma, chef de renommée mondiale dans un large répertoire de partitions qui le passionnaient, il aura surtout été l’un des compositeurs les plus puissamment originaux de notre temps, mais aussi le plus prolifique de la scène lyrique de ce début de XXIe siècle, avec rien moins que treize opéras complets en vingt-six ans (1997-2023), soit deux de moins que Richard Strauss qui en écrivit quinze en quarante-huit ans (1894-1942)...

Péter Eötvös (1944-2024). Photo : (c) Fondation Péter Eötvös

Sur le plan du théâtre lyrique, Péter Eötvös se situe ainsi dans la lignée des Mozart, Verdi, Wagner et Richard Strauss. Depuis qu’il s’est tourné vers ce domaine en 1997 avec Trois Sœurs, ultime chef-d’œuvre de l’opéra du XXe siècle, composé sur l’initiative de l’Opéra de Lyon, douze autres ouvrages scéniques ont été commandés par les grands théâtres et festivals du monde. Les commandes d’œuvres lyriques affluaient de toute part, sur des livrets en diverses langues, écrits pour l’essentiel par sa femme Maria Mezei-Eötvös, du russe à l’anglais, du français à l’espagnol en passant par l’allemand et concluant sur le magyar, tandis que tous ses ouvrages sont constamment repris dans de nouvelles productions, ce qui constitue une exception enviable dans la musique d’aujourd’hui. Les sujets qu’Eötvös choisissait ont la puissance de l’archétype. Ils sont à la fois reflets de la société contemporaine et mythes éternels, l’essence-même des chefs-d’œuvre. Les auteurs comptent parmi les plus éminents de la littérature mondiale. En effet, les textes sur lesquels ses opéras se fondent sont signés Tchekhov, Genet, Kushner, Sarashina, Garcia Marquez, Ostermaier... Textes et musique sont emplis d’émotion et d’humanisme, et ne sont pas dépourvus d’humour. La profondeur et la vérité humaine des sujets ne peuvent que toucher intimement nos contemporains qui peuvent s’identifier à chacun des personnages. L’immense talent de ce créateur donne à chacun de ses ouvrages, qu’il remet continuellement sur le métier, sa spécificité propre tout en l’insérant dans une cosmogonie d’une grande unité. Aujourd’hui, avec la spatialisation et le multimédia, le théâtre lyrique permet à Eötvös de réunir tous les modes d’expression artistique et d’intégrer les cultures du monde dans des formes qu’il renouvelle continuellement tout en restant dans le cadre de l’opéra classique.

Péter Eötvös (1944-2024) donnant un cours de direction dans sa Fondation. Photo : (c) Fondation Péter Eötvös

Etre sensible et d’une puissante inventivité, restant néanmoins dans un pragmatisme qui permet à ses œuvres une réalisation accessible à tout interprète et institution théâtrale, Eötvös était vite devenu un référent incontestable en matière de création pour les générations contemporaines et futures. Ne composant pas pour ni avec l’électronique, il la maîtrisait néanmoins comme personne, c’est-à-dire à la perfection au point que Karlheinz Stockhausen lui confiait les parties électroniques de ses propres œuvres et que Pierre Boulez lui confia l’Ensemble Intercontemporain pour sa maîtrise à la fois de l’acoustique et de l’électroacoustique. « La composition a un aspect fonctionnel important, me disait-il. Il faut donc avoir le sens pratique pour composer. Il convient en effet d’être précis, de savoir exactement comment arranger les choses pour les interprètes, non seulement techniquement mais aussi psychologiquement. La musique électronique a une autre façon de ressentir le temps. Les compositeurs de musique électroacoustique sont d’une patience incroyable, ils peuvent attendre des mois avant de trouver un son. Tandis que dans la composition instrumentale, surtout aujourd’hui, il faut être pragmatique, aller assez vite, surtout quand on est chef d’orchestre. En effet, l’important pour un chef est de prendre une décision promptement. Quand un problème survient en répétition, on ne peut pas réfléchir, ne serait-ce que l’espace d’une seconde, sinon il est forcément trop tard. Aussi, quand je compose, avec toute mon expérience cumulée de chef d’orchestre, je prends mes décisions sur le champ. » 

Péter Eötvös et Karlheinz Stockhausen, ou le côté pragmatique de la composition. Photo : (c) Internationales Musikinstitut Darmstadt (IMD)

En matière instrumentale aussi, Eötvös savait ce dont il parlait. Il maîtrisait en effet le jeu du piano, du violon, du violoncelle, de la flûte, de la clarinette, de la percussion… Seul manquait à sa palette un cuivre, jusqu’à ce qu’il travaille avec les jazzmen hongrois et les instrumentistes de l’Ensemble Intercontemporain, particulièrement le trombone à double pavillon… « Un compositeur doit tout apprendre, recommandait-il à ses jeunes confrères au sein de l’Académie de sa Fondation. Certes pas jusqu’au niveau du concertiste, mais il faut "sentir" les instruments. C’est ce qui me manque pour les cuivres, dont je ne ressens pas avec les lèvres les tensions, les vibrations. J’en ai l’expérience pratique à l’oreille, mais pas physique. En revanche, pour les autres instruments, je sens précisément ce que j’écris. » L’humilité qui le caractérisait l’incitait à reconnaître qu’il lui arrivait de se tromper, mais ayant l’oreille absolue, il entendait tout distinctement. « Nous devons tout entendre lorsque nous composons, que nous ayons ou non l’oreille absolue, insistait-il. Mais je me suis aperçu, y compris avec mes propres enfants, qu’à quatre-cinq-six ans, nous avons tous l’oreille absolue. Je pense que la plupart d’entre nous avons ce don de façon innée, mais il n’est pas entretenu. J’ai toujours eu une très bonne oreille. Lorsque je chantais dans des chœurs d’enfants, c’était toujours moi qui donnais le diapason. »

Péter Eötvös (1944-2024), sa femme Maria et leur terre-neuve Bruno à Buda en février 2010. Photo : (c) Bruno Serrou

Né à Székelyudvaherly, petite ville de Transylvanie alors hongroise et désormais roumaine, Péter Eötvös a les mêmes racines que Béla Bartók, György Ligeti, György Kurtág, et… Iannis Xenakis. Mais  il est sans aucun doute le seul véritable héritier de Bartók. Pourtant, Eötvös soutenait ne pas être le seul à avoir reçu l’influence de ce grand aîné, la musique populaire l’ayant autant marqué que tous les compositeurs hongrois. « Néanmoins, je pense que cela se sent chez moi, convenait-il après que j’aie insisté. Dans la culture où j’ai grandi, l’espace était rempli par Bartók. Il était partout, si bien que sa création est ma langue maternelle. Ainsi, la musique populaire hongroise a été à la base de ma formation. Et je sens toujours, surtout dans les pensées mélodiques et rythmiques, dans certaines formes, que la musique populaire est toujours présente en moi. Mais tous les Hongrois sont très marqués par Bartók. Xenakis l’est aussi, ainsi que Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, même si pour ces derniers Anton Webern a été le phare. Pour chacun de nous, Bartók a été une étape capitale de notre formation. » Ce sont aussi le cinéma et le théâtre dramatique pour lesquels il a commencé à composer dès l’adolescence qui l’ont marqué de façon définitive. A seize ans, il écrivait sa première musique de film, à dix-sept, il travaillait pour le Théâtre national Vig, équivalent hongrois de la Comédie française et de la Royal Shakespeare Company. Si bien que pour Eötvös l’opéra viendra naturellement, l’art lyrique étant pour lui du théâtre avec musique… Derrière le rideau de fer, grâce à Radio Free Europe, il découvrait la musique de l’Ecole de Darmstadt et il eût accès aux partitions par l'entremise du rare compositeur hongrois qui ait pu à l’époque se rendre dans la cité rhénane, Rudolf Mmáros, qui ramena en Hongrie sous le manteau des oeuvres de Bruno Maderna, Karlheinz Stockhausen et consort. Lui-même en ramènera à son tour des quantités astronomiques depuis l'Europe occidentale, les transportant dans son Ami 6 Citroën break pour les distribuer à ses compatriotes musiciens...

Péter Eötvös (1944-2024). Photo : (c) Fondation Péter Eötvös

En 1966, grâce à une bourse de la DAAD ouest-allemande, Péter Eötvös peut se rendre à Cologne, où il est attiré par le studio électronique qui s’y trouve, l’orchestre de la radio, l’Opéra, et, surtout, la présence de Karlheinz Stockhausen, Mauricio Kagel et György Ligeti. Sitôt arrivé dans la cité rhénane, il reçoit la révélation : « Dès le premier jour, je vois par hasard sur un mur du Conservatoire une affiche “Stockhausen cherche copiste”. Je me dis “bon, eh bien voilà, c’est pour moi”. Stockhausen cherchait en effet un copiste pour son Telemusik. Je me retrouve chez lui, et il me fait faire un essai sur le champ. “Tu écris ça, ça et ça”. Connaissant ce qu’il faisait alors, je réalise précisément ce qu’il me demande. Ce qui l’a impressionné. “Comment sais-tu ça ?” Je savais tout de son œuvre, que j’avais découverte et travaillée en Hongrie sur des bandes magnétiques. Dès 1963, j’avais réalisé pour le Conservatoire de Budapest une version pour trois pianos et six pianistes de Gruppen, que je n’ai jamais pu terminer, tant le travail était gigantesque. Mais j’ai tenu à finir les six premières minutes, convaincu que l’on ne jouerait jamais cette œuvre pour trois orchestres en Hongrie, alors que ce Gruppen pour trois orchestres et trois chefs est une œuvre fondatrice, qui en outre compte beaucoup pour moi. » Après son retour en Hongrie en 1969, Stockhausen le rappelle pour son ensemble avec lequel il effectue tournées et concerts, jouant tous les instruments, dont les claviers électroniques, tenant les consoles et dirigeant.  « Travailler avec Stockhausen aura été la meilleure école dont je pouvais rêver, se félicitait-il. Avec lui, c’était la vie pratique dans toute son efficacité. Stockhausen a dirigé beaucoup de choses lui-même, mais sa façon de travailler avec ses collaborateurs à l’époque était très agressive. Il aboyait continuellement des ordres. Quand j’ai moi-même commencé à diriger, à la fin des années 1970, je n’étais pas agressif mais j’avais pris un peu trop de ce style ; je donnais trop d’ordres. Tant et si bien que lorsque j’ai commencé à travailler avec l’Ensemble Intercontemporain, j’ai pris la mesure de la technique de répétitions de Pierre Boulez, sa façon extraordinairement efficace, précise et infiniment moins agressive de travailler avec les musiciens. J’ai pris ainsi la mesure du fait qu’il y avait une autre école, mais elles m’ont toutes deux autant formé l’une que l’autre. Stockhausen avait un caractère de chien, et il ne laissait pas les musiciens s’exprimer librement, il revenait sur des détails jusqu’à ce qu’il obtienne ce qu’il voulait. Boulez trouve très vite la technique adaptée. Alors, il dit “faites ça”, et cela fonctionne à merveille. Stockhausen ne savait pas comment s’y prendre, mais il avait l’oreille et ne laissait pas les musiciens tant qu’il n’obtenait pas ce qu’il désirait. Ne pas laisser les musiciens est aussi une très bonne chose. On peut souvent obtenir les meilleurs résultats parce que l’on a pris beaucoup de temps et que l’on peut jouer sur les tensions. »

Péter Eötvös (1944-2024) devant l'affiche de son opéra Sleepless lors des représentations du Grand Théâtre de Genève en mars 2022. Photo : (c) Fondation Péter Eötvös

C’est sur le tard que Péter Eötvös se mit à composer. Après quelques essais en 1956, Péter Eötvös avait seize ans, avec Solitude in memoriam Kodaly pour chœur d’enfants ou de femmes, il attebdra douze ans pour publier une première oeuvre d'importance, Kosmos pour piano en 1968. Puis ce seront Cricketmusic pour bande en 1971 et quatre autres pièces. Sa première œuvre représentative naît en 1975, l’opéra de chambre Radamès. En 1984, il compose Pierre Idyll pour l’Ensemble Intercontemporain en offrande à Pierre Boulez. Deux ans plus tard, il signe son premier chef-d’œuvre, Chinese Opera pour ensemble qui sont quatre portraits instrumentaux de metteurs en scène célèbres (Peter Brook, Luc Bondy, Klaus Michael Grüber, Patrice Chéreau) (voir : http://brunoserrou.blogspot.com/2024/01/peter-eotvos-80-lensemble.html). C’est à partir de 1993 que Péter Eötvös devient avant tout compositeur, signant cette année-là six partitions d’envergure pour diverses formations, tant instrumentales que vocales. Se succèdent dès lors des œuvres majeures, comme Triangel et le Psaume 151 (1993), Atlantis (1995), Psy et Shadows (1996), Trois Sœurs (1997), Replica et Deux Poèmes pour Polly (1998), As I Crossed a Bridge of Dreams et ZeroPoints (1999), Désaccord in Memoriam B. A. Zimmermann (2001), Jet Stream et Le Balcon (2002). Suivront entre autres, outre les opéras, Cap-ko (2005), Seven in Memoriam the Columbia Astronauts (2006), Levitation (2007), Cello Concerto Grosso pour violoncelle et orchestre (2011), DoRéMi, Concerto pour violon n° 2 (2012), Dodici pour douze violoncelles (2013), Golden Dragon (2014), Halleluja - Oratorium balbulum (voir : http://brunoserrou.blogspot.com/2024/01/peter-eotvos-80-33-lorchestre.html) et a Call pour violon (2015), The Sirens Cycle pour soprano et quatuor à cordes (2016), Joyce pour clarinette et quatuor à cordes (2017) (voir : http://brunoserrou.blogspot.com/2024/01/peter-eotvos-80-lircam-et-lensemble.html), Alhambra concerto n° 3 pour violon et orchestre (voir : http://brunoserrou.blogspot.com/2019/07/le-festival-de-grenade-dans-la-cour-des.html) et Secret kiss, mélodrame pour narrateur et cinq instruments (2018), Aurora pour contrebasse et orchestre (2019), Cziffra Psodia concerto pour piano (voir : http://brunoserrou.blogspot.com/2021/11/pour-le-centenaire-de-la-naissance-de.html), Fermata pour ensemble (voir : http://brunoserrou.blogspot.com/2024/01/peter-eotvos-80-lensemble.html), et le Trio à cordes (2020), Focus concerto pour saxophone et Respond pour alto et 32 musiciens (2021), Ligetidyll pour ensemble de 16 instrumentistes pour le centième anniversaire de la naissance de György Ligeti (2022) et Harp Concerto (2023) (voir : http://brunoserrou.blogspot.com/2024/01/peter-eotvos-80-33-lorchestre.html).

Péter Eötvös (1944-2024) à sa table de travail à Buda en février 2010. Photo : (c) Bruno Serrou

Péter Eötvös était membre de l'Académie des Arts de Berlin depuis 1997, Citoyen d'honneur de Budapest depuis 2003, Commandeur des Arts et des lettres (France) depuis 2013, Grand-Croix de l'ordre de Saint-Etienne de Hongrie depuis 2015. Il était titulaire des Prix Bartók-Pastory 1997, Kossuth par deux fois, en 2002 et 2023, de Composition musicale de la Fondation Prince Pierre de Monaco en 2008, Lion d'or de la Biennale de Venise pour l'ensemble de sa carrière en 2011 et Grand Prix artistique (composition musicale) de la Fondation Simone et Cino Del Duca en 2016. 

Bruno Serrou

1) Les treize opéras de Péter Eötvös : Radamès (1975/1997), Three Sisters (1996-1997), As I Crossed a Bridge of Dreams (1998-1999), Le Balcon (2001-2002), Angels of America (2002-2004), Love and other Demons (2007), Lady Sarashina (2007), Die Tragödie der Teufels (2009), Paradise Reloaded (Lilith) (2013), Die goldene Drache (2013-2014), Senza sangue (2015), Sleepless (2020), Valuska (2023) 

samedi 23 mars 2024

Mort de Maurizio Pollini, Perte irréparable d'un Géant du piano, brillant intellectuel de la musique

Maurizio Pollini (1942-2024). Photo : DR

Le Teatro alla Scala de Milan a annoncé ce samedi matin 23 mars 2024 la mort de Mauricio Pollini, qui venait d’avoir 82 ans le 5 janvier. Un véritable géant, immense humaniste non seulement du piano, mais aussi de la musique et de la pensée, vient de nous quitter, ce qui constitue une perte irréparable, mais il nous fallait nous faire une raison peu à peu tant les annulations s’amoncelaient depuis deux saisons… Il nous restera heureusement un nombre considérable de témoignages sonores et visuels qui ne cesseront assurément de fasciner les générations futures…

La nouvelle de la disparition de Maurizio Pollini m’aura bouleversé, comme elle l'aura fait aujourd’hui pour tous les musiciens, compositeurs et interprètes confondus, ainsi que pour la totalité du public mélomane. Féru de ses disques que j’écoutais et réécoutais à satiété, je me souviens de la première fois où je l’ai vu jouer, Salle Pleyel en avril 1982, dans le Concerto n° 2 de Béla Bartók avec l’Orchestre de Paris dirigé par son ami Pierre Boulez. Peu après, j’ai eu le bonheur de l'approcher, dans l’ascenseur du Théâtre du Châtelet, qui s’appelait alors Théâtre Musical de Paris/Châtelet, silhouette longiligne de petite taille, le geste vif, le visage au sourire solaire, saluant à l’entrée et à la sortie de l’ascenseur sans un mot, lui la tête dans les étoiles de la musique et moi timide et révérencieux avant de descendre dans la salle pour assister au dernier filage avant le concert… Il donnait le soir-même, avec l’Orchestre de Paris dirigé par Pierre Boulez, le Concerto pour piano d’Arnold Schönberg… Je connaissais déjà presque tout de sa carrière, de son indéfectible amitié avec Luigi Nono, Bruno Maderna, Luciano Berio, Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen… « La Deuxième Sonate de Pierre Boulez disait-il en 2005 à l’instar de ce que disait le compositeur lui-même, a presque soixante ans et elle sonne comme si elle avait été composée hier ! Malgré son apparence intellectuelle, elle a une dimension sensuelle et expressive très forte. Dans ses sonates, Beethoven joue sur les changements de registres extrêmes, il coupe les thèmes, fragmente le discours, ne se répète pas : ces partis pris sont la base de Beethoven ! »

Maurizio Pollini (1942-2024). Photo : DR

Le premier disque que j’eus à « critiquer » dans ma vie professionnelle a été l’un des premiers CD de musique pour piano du XXe siècle publié chez DG, en 1986, réunissant la Sonate n° 2 de Boulez, les Variations op. 27 de Webern, la Sonate n° 7 de Prokofiev et Petrouchka de Stravinski… Mais j’avais déjà ses Beethoven, Chopin, Debussy sur les noires galettes du temps du LP… Ce qui m’avait frappé chez cet homme, est son ouverture d’esprit, son insatiable curiosité, ses interprétations sans pathos, ses sonorités claires, brûlantes et profondes, son jeu sobre, limpide, fluide tirant une polyphonie sans pareilles, les doigts courant sur les touches comme en apesanteur mais tirant des sons tout en nuances et aux timbres charnels et contrastés, la simplicité, la sobriété, l’humilité de sa tenue devant le clavier, son regard à la fois concentré, engagé, solaire que rien ne pouvait perturber.

Vainqueur en 1960 du Concours International de Piano Frédéric-Chopin de Varsovie, Maurizio Pollini est resté depuis lors l’un des plus brillants interprète du compositeur polonais, dont il exaltait à la fois les couleurs et la profondeur. Avec le pianiste italien, le maître polonais est à la fois sensuel et coloré, vigoureux et analytique, intègre et profondément humain, mais sans pathos ni asthénie. Un exemple, le court Prélude en ut dièse mineur op. 45 donnait immédiatement le ton d’une soirée, magnifiant le charme et la mélancolie inhérents à cette page mais sans excès. Chacun de ses concerts le voyait traverser le plateau à petits pas rapides pressé de retrouver le piano, saluant brièvement le public comme s’il avait été dérangé dans son propre rêve, avant de lancer son récital sans attendre.

Inépuisable travailleur, doté d’une technique fabuleuse qui lui permettait d’aborder tous les styles et toutes les œuvres qu’il voulait avec une facilité déconcertante, suprêmement exigeant envers lui-même, creusant les partitions jusqu’en leur moindre secret, tirant la substance profonde de toutes les partitions qu’il choisissait au sein d’un immense répertoire couvrant toutes les époques, depuis Bach et Mozart jusqu’aux plus grands compositeurs de son temps, qui est aussi le nôtre, dont il était l’ami, Luciano Berio, Pierre Boulez, Luigi Nono, Helmut Lachenmann, Karlheinz Stockhausen, George Benjamin, fin connaisseur de la musique du XXe siècle, de Béla Bartók, Serge Prokofiev, Igor Stravinski et la Trinité de la Seconde Ecole de Vienne, mais aussi de Mozart, Schubert, Schumann, Brahms, Debussy, avec une affection particulière pour Beethoven et Chopin, bien sûr, tout ce qu’il investissait atteignait sous ses doigts une densité, un magnétisme, une intelligence, une subtilité hors du commun. Chacune de ses prestations, en public comme au disque, constituait un véritable événement, parfois un peu trop mondain et pas toujours accessible au commun des mélomanes, tant les prix des places pouvaient être prohibitifs donc élitistes, du moins en France.

Maurizio Pollini (1942-2024). Photo : DR

Les récitals de cet intellectuel doublé d’une sensibilité bouillonnante, irradiant de l’intérieur de son être, avaient toujours une allure extraordinaire. Peu de musiciens avaient comme lui le sens de la programmation, qu’il concevait en véritable dramaturge avec un sens du discours, des proportions, de la progression narrative et structurelle qui suscitaient non seulement l’écoute mais aussi la réflexion, transportant ses auditeurs dans des univers souvent extrêmement diversifiés mais toujours d’une cohérence singulière.

Né à Milan le 5 janvier 1942, fils de l’architecte rationaliste Gino Pollini (1903-1991), Maurizio Pollini étudie le piano au Conservatoire de sa ville natale où il est l’élève de Carlo Lonati puis de Carlo Vidusso, ainsi que la direction d’orchestre et la composition. En 1957, il se présente au Concours de Genève, où il obtient le Deuxième Prix, dauphin de Martha Argerich, avant de remporter trois ans plus tard le Concours Chopin de Varsovie… cinq ans avant Argerich. Le président de cette édition 1960, Arthur Rubinstein, déclara lors de la remise des prix : « Il joue déjà mieux que qui que soit d’entre nous. » Cette victoire lui ouvre les portes de toutes les salles de concert et celles des studios d’enregistrement d’EMI/HMV, qui lui fait naturellement graver des œuvres de Chopin… Mais Pollini décide de tout arrêter. Pendant un an, il reste chez lui où il passe son temps à méditer, apprendre, s’enrichir intellectuellement et spirituellement. En proie à une profonde crise de confiance, il consulte son ami Arturo Benedetti Michelangeli, qui le conduit à retrouver ses marques. C’est ainsi qu’il reprend le fil de sa carrière qui ne sera plus interrompu que par la maladie et qui se développera sans la moindre concession, enregistrant nombre de disques pour le label DG. Proche de la gauche italienne, il se lie à Luigi Nono et à Claudio Abbado, qui sera le chef d’orchestre avec qui il aura le plus joué, ainsi qu’avec Karl Böhm, héritier comme Abbado de la tradition viennoise. Pollini s’essaye à la direction d’orchestre, dirigeant même l’opéra, la Donna del Lago de Rossini dans le cadre du Festival de Pesaro, avant d’y renoncer par la suite. Il excellait également dans le domaine de la musique de chambre, comme l’atteste son éblouissant enregistrement du Quintette pour cordes et piano de Johannes Brahms avec le Quartetto Italiano puis celui avec le Quatuor Hagen dans la même œuvre. Sa santé se précarisant de plus en plus, Pollini s’est fait de plus en plus rare dans les dernières années 2010. Jusqu’à cette date, il revenait chaque année à Paris, fidèle à son public qui l’adorait depuis ses concerts du Châtelet et de Pleyel sous le label Piano****, puis à la Philharmonie avec des programmes d’une densité extrême, certains étant présentés sous l’intitulé « Pollini Project » où il mêlait Beethoven à des œuvres de ses héritiers et de nos contemporains, jouant les classiques comme des contemporains, et les contemporains comme des classiques…

Maurizio Pollini (1942-2024) et Pierre Boulez (1925-2016). Photo : DR

Mauricio Pollini, qui nous manquait déjà depuis deux saisons mais que l’on pouvait encore espérer écouter en récital, va continuer à nous manquer. Mais cette fois de façon définitive, car sans espoir de guérison. Mais le disque et le DVD vont assurément maintenir sa mémoire à tout jamais.

Bruno Serrou

L’essentiel de la discographie audio et vidéo de Maurizio Pollini est disponible chez DG, qui avait réuni ses enregistrements en un volumineux coffret, hélas devenu inaccessible à ce jour


vendredi 22 mars 2024

Kaija Saariaho, Frédéric Durieux, Michaël Levinas en ombres et lumières aux vives enluminures de l’Ensemble Intercontemporain et Marzena Diakun

Paris. Philharmonie. Cité de la Musique. Grande Salle. Jeudi 21 mars 2024 

Marzena Diakun, Ensemble Intercontemporain. Photo : (c) Philharmonie de Paris/EIC

C’est sous le signe du deuil et de la rédemption par la musique que l’Ensemble Intercontemporain a placé la soirée du 21 mars, proposant un concert de musique contemporaine comme on les aime, et comme il y en a hélas trop peu. Un bel hommage à Kaija Saariaho de l’Ensemble Intercontemporain dirigé le geste précis et élancé par Marzena Diakun, mise en résonance avec deux créations se présentant sous forme de rituels, deux partitions hardies, puissantes et originales, l’une de Michaël Levinas, Prière d’insérer, postlude de Les Voix ébranlées pour la même formation instrumentale aux colorations graves et résonantes avec des cuivres jouant dans le pavillon de leurs voisins, l’autre de Frédéric Durieux, un impressionnant Theater of Shadows II - In Memoriam Christian Boltanski (Théâtre d’ombre II - A la mémoire de Christian Boltanski) d’une force déchirante dans laquelle le compositeur utilise tous les modes de jeux possibles des cordes. 

Emmanuelle Ophèle. Photo : (c) Philhazrmonie de Paris/EIC

C’est à l’ombre tutélaire de la grande compositrice franco-finlandaise Kaija Saariaho (1952-2023) disparue le 2 juin dernier à l’âge soixante-dix ans qu’ont été données deux créations de deux de ses contemporains, son aîné de trois ans Michaël Levinas (né en 1949) et de son cadet de six ans Frédéric Durieux (né en 1959). Le programme s’est ouvert sur solo pour flûte en sol Couleurs du vent, conçu par Kaija Saariaho en 1998 et créé le 26 juillet 1999 se présente sous la forme d’un souffle de douleur, d’une tendre et nostalgique vitalité magnifiée par l’onctueux velours de la captivante des flûtes, celle en sol dite «  alto », interprétée avec une noble délicatesse et par Emmanuelle Ophèle.

Michaël Levinas, Marzena Diakun, Ensemble Intercontremporain en répétitions. Photo : (c) EIC

Cette pièce magnétique a préludé à un impressionnant diptyque de Michaël Levinas composé en 2023-2024 pour ensemble à dominantes graves et en résonance (deux flûtes la deuxième aussi piccolo, cor anglais, hautbois d’amour, clarinette aussi clarinette basse, clarinette basse, deux bassons le deuxième aussi contrebasson, deux cors, deux trompettes, trompette basse, tuba, percussion, deux claviers électroniques, harpe,  cordes (2-2-2-1)). Il s’agit en fait d’une même œuvre dont les deux volets, portent des titres différents et ont été créées indépendamment l’un de l’autre. Le premier, Les Voix ébranlées, qui compte en fait deux sections faisant ainsi du tout un triptyque, a été donné en création le 25 septembre dernier dans le cadre du festival Musica de Strasbourg par l’Ensemble intercontemporain dirigé par Pierre Bleuse, le second volet, Prière d’insérer, étant donné ce 21 mars 2024 en première mondiale. Pour définir son cycle mû par le concept de vibration, l’auteur évoque poétiquement des « larmes de sons » ou « l’ébranlement de la voix ». Le volet initial compte deux sections, une passacaille jouant sur une grande variété de timbres et un choral. Enrichies des vibrations sonores des deux claviers électroniques, celles de l’orchestre leur sont mise en résonance par le pavillon de la trompette basse jouant dans celui du tuba tandis que les deux cors en font autant entre eux, et que violoncelles et contrebasse s’expriment le plus souvent dans le grave de leurs registres. Après une courte pause, le second épisode, Prière d’insérer, est plus sombre encore, se présentant sous une forme extérieurement plus paisible, mais de ton plus profond et douloureux, tel un chant ses contours d’une oraison funèbre submergée d’affliction.

Michaël Levinas, Ensemble Intercontmporain. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est une seconde pièce de Kaija Saariaho qui était donnée après l’entracte. Cette fois pour ensemble, Semafor pour huit instruments (flûte aussi flûte piccolo, clarinette aussi clarinette en mi bémol, basson, piano aussi célesta, violon, alto, violoncelle, contrebasse). Composée en 2020, cette partition créée le 11 avril 2022 au Carnegie Hall de New York par l’Ensemble Connect, se réfère au peintre finlandais Ernst Johan Mether-Borgstrom (1917-1996) à propos de qui la compositrice qu’il considérait que l’art devait nous entourer partout en tant que messager des valeurs spirituelles de notre vie. Il s’agit en fait ici du développement d’une idée que la compositrice n’utilisa que brièvement dans une pièce précédente pour orchestre dans un passage où un xylophone expose rapidement un ostinato sur la note sol en deux octaves alternées entouré de courts glissandi sol-fa dièse accentués sur des instruments à vent solos.

Frédéric Durieux, Marzena Diakun, Ensemble Intercontemporain en répétitions. Photo : (c) EIC

Cette œuvre d’un quart d’heure a préludé à une autre partition magistrale donnée en création, signée cette fois Frédéric Durieux (né en 1959), Theater of Shadows II - In Memoriam Christian Boltanski (Théâtre d’ombre II - A la mémoire de Christian Boltanski) composée en 2023-2024. Il s’agit d’une ode funèbre dédiée à un autre artiste, le plasticien français d’origine ukrainienne Christian Boltanski (1944-2021), qui, intimement inspiré par la shoah, allait devenir l’une des figures majeures de l’art contemporain qu’il marqua en 2010 avec sa spectaculaire installation « Personnes » exposée au Grand Palais à Paris. Frédéric Durieux avait fait la connaissance de Boltanski dans une loge de l’Opéra de Paris en 1992 au cours d’une représentation de ballets de Dominique Bagouet. Fasciné par le théâtre de marionnettes, les figurines du plasticien l’ont plongé dans les traditions théâtrales indonésiennes, les évocations mortuaires mexicaines et autres danses macabres occidentales, tandis que la shoah entrait en résonance avec ses propres préoccupations… « L’œuvre de Boltanski, écrit le compositeur, m’a poussé à trouver des correspondances et des situations sonores autres celles que j’aurais pu imaginer dans une pièce de musique pure », et d’ajouter, « comment exprimer la fragilité et la force, le mouvement tremblant de figurines étranges et fantasques, symboles d’existences au bord de la disparition ?, telles ont été les idées qui ont inspiré mon travail ». En exergue de sa partition, Durieux site neuf vers du poète allemand Friedrich Hölderlin qui s’ouvrent sur « Quant à nous, c’est notre lot, / en aucun lieu, nous ne trouvons le repos. […] » Jamais jusqu’à présent j’avais eu l’occasion d’entendre une œuvre d’une telle puissance tellurique chez Frédéric Durieux, qui décrit ici un véritable drame, un cri halluciné contre la tragédie de la vie et de la mort de l’humanité, ménageant des espaces d’une étrangeté bouleversante, emplie de mystère et de poésie évoquant la fragilité et la fulgurance de la pensée et de l’existence humaines. Cette partition pour ensemble (flûte aussi flûte alto, hautbois aussi cor anglais, deux clarinettes aussi clarinette basse et aussi clarinette contrebasse, basson aussi contrebasson, deux cors, trompette, trombone, deux percussionnistes, piano, harpe, cordes par un) est un véritable « théâtre d’ombre » tant elle est singulièrement expressive et ingénieuse, ménageant constamment la surprise, se renouvelant continuellement, et ne cessant de surprendre, notamment par le travail étonnant du quatuor des cordes pour lequel le compositeur utilise tous les modes de jeux possibles et imaginables, du pizz. bartók jusqu’à l’archet frotté sur le chevalet en passant par le corps de l’instrument et par le manche, mais aussi un travail sur les instruments à vent particulièrement prenant. Une œuvre qui donne envie d’être écoutée et réécoutée à satiété…

Frédéric Durieux, Marzena Diakun, Ensemble Intercontemporain. Photo : (c) Bruno Serrou

Pour son premier concert sous la direction précise et élégante de l’excellente chef d’orchestre polonaise Marzena Diakun (pourquoi donc la jeune femme s’est-elle affublée d’un ensemble noir gommant toute féminité, comme si elle se devait de la cacher ?), l’Ensemble Intercontemporain a brillé de tous ses feux, en tutti comme en solistes, confortant ainsi son slogan originel de « solistes ensembles » donné voilà quarante-huit ans par son fondateur, Pierre Boulez.

Bruno Serrou